Une dette ? Quelle dette ?

S’il est un salut, c’est celui de nous délivrer de toute dette

Selma Jezkova se tue à la tâche, dans une usine du fin-fond de l’Amérique. Émigrée, elle y élève seule son fils. Les comédies musicales hollywoodiennes lui donnent la force d’affronter son destin. Elle devient aveugle. Et elle danse. Gene, son fils est promis au même sort : sauf à être opéré il perdra la vue. Piastre après piastre1, Selma économise. Un voisin se fait compatissant. Juste pour faire main basse sur la cagnotte. À tâtons, elle va aller récupérer son argent, épargné jour après jour. Dans la lutte, elle tue le voleur. Accusée de meurtre, elle refusera les services d’un avocat. Les honoraires auraient absorbé les économies qu’elle va confier à une clinique, pour que Gene soit opéré. Et les dernières images du film2 vont juxtaposer le regard du fils, ébloui et la dernière danse de Selma, au bout de la corde…

Ébloui. Par quel soleil ? Le bonheur de la vue recouvrée ? Ou l’horreur du sacrifice de sa mère ? Payer sa vue recouvrée, du prix de la vie de sa mère. Dette insupportable !
Quelles sont donc nos divinités3 pour qu’elles soient ainsi cruelles ? Pour qu’elles réclament leur dose de sang pour consentir à nous être favorables ? C’est le principe même du sacrifice : payer la vie du prix de la vie. Les religions ne font que détourner la manoeuvre, on tue une victime de substitution. Elles ritualisent et elles adoucissent. On tue quelques enfants, quelques adolescents, quelques animaux, pour éviter de se tuer, tous.
Le christianisme n’a pas échappé à la règle, qui de la mort de Jésus a fait un sacrifice. Pourtant le mot est absent des quatre évangiles, hormis trois occurrences, pour le disqualifier4. Mais, c’est plus fort que nous : faut que ça saigne5 !
Quel père enverrait son fils mourir d’abomination, soi-disant pour satisfaire sa sainte horreur du mal ? Pour pouvoir pardonner nos offenses ? Ben voyons, donc ! Nous serions tous coupables de vivre, donc condamnés à mort ? Même nous, êtres sanguinaires s’il en est, avons renoncé en bien des places à cette pratique barbare !
Quand aurons-nous fini de sacrifier la vie ? Sans doute jamais. La dette est trop lourde. Eh, bien s’il est un salut, c’est celui de nous délivrer de toute dette. Je crois que ça s’appelle l’Évangile.

Didier Fievet

1 Dollar après dollar, en québécois. J’sais pas vous, mais moi, ça me réconcilie avec l’argent, ce mot-là. Piastre, ça sonne bien.
2 Dancer in the dark, réalisé par Lars von Trier en 2000, avec Björk, Catherine Deneuve, Peter Stormare.
3 La patrie, les causes ultimes, les idéaux de toutes sortes fonctionnent de cette façon.
4 Matthieu 9:13 « Je veux la compassion et non le sacrifice… »; Marc 12:23 « aimer… c’est plus que tous les sacrifices » ; Luc 2:24 fait référence à des pratiques cultuelles en vigueur.
5 Célèbre chanson de Boris Vian, « le tango des joyeux bouchers ». Notez que les vegans ont le même slogan. On ne tue pas les mêmes, voilà tout !

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