Pour rien. Penser le « pour rien », est peut-être la tâche essentielle de la théologie, du moins protestante1. Créer pour rien, aimer pour rien, vivre pour rien. De gratuité.
La misère nous serait-elle plus acceptable si elle relevait d’un ordre supérieur, puisqu’à ce point, on ne cesse de spéculer sur des harmonies cosmiques, naturelles ou divines ? Les grandes religions ou philosophies proposent toutes de chercher et d’affirmer des lois censées régir le monde. Auxquelles il conviendrait de se conformer. Même les philosophes de l’absurde comme Camus cherchent à offrir une vision globale, à recréer un horizon dans l’abolition de tout horizon. Le « pour rien » serait-il donc insupportable ?
Mais cachée derrière cette quête de la loi, il y a aussi, vital, un juste refus de la fatalité écrite, décrite, et cultivée. La liberté s’invite, qui refuse les génuflexions soumises. La foi chrétienne devrait toujours être de ce côté-là. Je le crois. Elle, et avant elle la foi juive, consiste à jouer la grâce contre la loi2.
Oh, je sais, certains me diront que la première des grâces, c’est la loi. On ne parle pas de la même chose. La Torah juive, la loi, n’est pas tant un système explicatif d’un monde déjà écrit, qu’un mode d’emploi pour s’insérer dans une réalité sur laquelle on peut agir. Car, le Dieu biblique se repend : rien n’est immuable. La liberté se tient dans le dialogue de la foi dont le coeur consiste à s’abandonner à un « pour rien » premier ! Un « pour rien » qui motive le monde : le dieu biblique crée non par nécessité, dans un but, mais par désir, pour rien. Gratuitement.
S’abandonner au « pour rien » premier de Dieu ?
Mais, qu’il soit pervers3 et le risque serait de devenir le jouet de son caprice ! L’abandon de soi au « pour rien » de Dieu suppose donc la récusation des idoles perverses… que fabriquent les systèmes du « pour quelque chose », qui justifient ou même commandent le sacrifice de soi à un ordre supérieur. La foi consiste en cela que c’est pour rien qu’elle s’abandonne au « pour rien » premier.
La foi fait et le Dieu et l’idole, écrivait Luther.
Didier Fievet
1 Voir le petit ouvrage, remarquable, de Pierre BÜHLER, Providence et prédestination, in l’Encyclopédie du Protestantisme, Labor et Fides.
2 Voir Paul, Lettre aux Romains, chapitre 6 verset 14 : « le péché ne sera plus votre seigneur, puisque vous n’êtes plus sous la loi, mais sous la grâce. » Par péché, il faut comprendre non la faute, mais le fait de s’en remettre à une divinité qui voudrait mettre le monde sous sa loi.
3 Maurice BELLET, le Dieu pervers, Paris, Desclée de Brouwer