Méditation pour temps de pandémie
C’est, aujourd’hui, un temps bien sombre, pour nous tous qui sommes arrachés à nos habitudes, à notre vie, à notre insouciant égoïsme. Nous ne semblons plus avoir de contrôle sur les événements, obligés de les subir et de faire au mieux pour protéger ce qui peut l’être. Doutant, sans doute, de nous-mêmes, de notre monde et peut-être de Dieu.
Voici Ezéchiel. Vous le voyez, Ezéchiel sur son rocher ? Il rumine.
Il se souvient de l’arrachement lorsque le roi de Babylone, Nabuchodonosor, a contraint à l’exil tous les gens importants du peuple de la petite terre d’Israël, juste pour empêcher tous les autres de se rebeller. Là au moins, il pouvait les surveiller. Loin de la terre promise et donnée, loin de Jérusalem et du Temple, loin leur famille, leur héritage, leurs racines, le petit groupe arraché à son monde survit. C’est un temps bien sombre.Parmi ces gens exilés à Babylone se trouvait un jeune homme, Ezéchiel. C’était le fils d’un prêtre, c’est-à-dire d’un homme dont le métier était de représenter le peuple d’Israël auprès de Dieu, dans le grand Temple de Jérusalem. Ezéchiel, lui aussi, était devenu prêtre. Seulement voilà : il n’était plus à Jérusalem, il se trouvait bien loin, dans la lointaine Babylone. Ezéchiel a vécu ainsi cinq longues années, avec les autres exilés, à Babylone, sur les rives du fleuve Kebar.
Il tournait et retournait dans sa tête des questions terribles. Il voyait les gens de son peuple souffrir, tellement nostalgiques de leur pays et de leur Dieu que certains préféraient se laisser mourir. Les parents ne savaient plus quoi dire à leurs enfants. Les enfants ne savaient plus comment faire confiance à leurs parents. Il n’y avait plus d’espoir. Au
bout d’un moment, tout le monde finissait par croire qu’il n’y avait plus de Dieu – c’était moins douloureux.
Ezéchiel tournait et retournait tout cela dans sa tête, dans son exil à Babylone, au milieu de ses compatriotes. Et l’angoisse le saisit. Il pensait que son métier de prêtre l’obligeait à encourager ses frères à affronter la souffrance, à rester fidèle à Dieu. Mais il ne pouvait pas s’empêcher de se demander… Où était Dieu ? Que faisait Dieu pour son peuple ? Pourquoi avait-il laissé faire ça, pourquoi ne venait-il pas à leur secours ? Que faisait-il pour son peuple, pour tous les peuples écrasés de la terre ? Pourquoi ne venait-il pas mettre un terme à toutes les oppressions et à toutes les souffrances ? Et pourquoi les humains s’acharnaient-ils à faire le mal sur la terre, même ceux qui avaient connu Dieu ?
Ezéchiel avait l’impression que l’histoire n’avait plus de sens. En tout cas, si elle avait un sens, il ne le comprenait pas. Personne ne pouvait comprendre… Alors Ezéchiel restait des heures à contempler le fleuve Kebar, assis sur un petit bout de rocher, en cette terre étrangère, et il se demandait : « Que fait Dieu ? Où va le monde ? »
Je crois que tous les humains se posent cette question, à un moment ou à un autre. Il arrive toujours un moment où on a l’impression que tout est trop injuste, trop incompréhensible, surtout quand des gens souffrent alors que, bien sûr, ils n’ont pas mérité ça. Mais c’est là, au bord du fleuve Kebar, loin de Jérusalem, loin de la terre promise, que Dieu, pourtant, va parler à Ezéchiel. Il lui apparaît au milieu d’un arc-en-ciel (Dieu semble avoir un truc pour les arcs-en-ciel), et il lui ordonne d’aller parler au petit groupe des gens d’Israël en exil à Babylone. Il est assez remonté contre eux, d’ailleurs, mais il leur envoie ce prophète en le prévenant qu’ils vont probablement refuser de l’écouter (dur métier, prophète). « N’aie pas peur », lui dit Dieu, ni d’eux ni de leurs paroles, « ce sera
comme si tu étais entouré de ronces et assis sur des scorpions », mais n’aie pas peur. Et il ajoute une chose tout à fait étonnante : « Quant à toi, l’homme, ne te montre pas aussi récalcitrant qu’eux, écoute ce que j’ai à te dire. Ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner. » Ezéchiel, pour raconter l’histoire, reprend les mots de la littérature biblique, les mots des prophètes, le rythme et la fureur des récits prophétiques, et il dit ceci :
« Je vis alors une main tendue vers moi ; elle tenait un livre en forme de rouleau. Il le
déroula devant moi : il était écrit des deux côtés ; le texte était composé de plaintes, de
gémissements et de cris de détresse. » Celui qui me parlait dit : « Toi, l’homme, mange ce
rouleau qui t’est présenté, puis va parler aux Israélites. » J’ouvris la bouche et il me fit
manger le rouleau. Il ajouta : « Toi, l’homme, remplis ton ventre et nourris ton corps
avec ce rouleau que je te donne. » Je le mangeai donc et, dans ma bouche, il eut un goût
aussi doux que le miel.
N’aie pas peur, ne soit pas effrayé… Ces paroles, c’est à Ezéchiel que Dieu les adresse ; il lui promet même un front « dur comme le diamant ». Ne sois pas effrayé : n’aie pas peur de la folie du monde, de l’absurde des événements, du désespoir qui pointe, de la résistance des humains devant une parole qui sauve.
Lorsque Dieu dit à Ezéchiel, n’aie pas peur, il ajoute : mange ce livre. Ça, c’est bien la dernière chose à laquelle nous, nous aurions pensé pour faire face à peur ! Manger un livre ! Mange un livre et parle, dit Dieu. Mange le livre des lamentations du peuple, toute l’amertume, toute la colère, tout le découragement… mange l’histoire désespérée, les espoirs inaboutis, les révoltes sans lendemain. Et curieusement, tout cela, dans la bouche d’Ezéchiel, a goût de miel. Et curieusement, cela lui donne la force, le courage de faire face à la peur, et de parler.
Au fond, c’est une parabole de ce que nous faisons lorsque nous lisons la Bible. Nous ne la lisons pas comme un conte de fées plein de gentilles princesses et de preux chevaliers (même s’il y en a quelques-un.es), mais comme le livre qui nous raconte le monde, avec sa violence et ses compromissions, ses détours et ses accidents, ses malheurs et ses terreurs. Et puis ses beautés et son espérance. Lorsque nous lisons ce livre, lorsque nous « mangeons », nous grignotons, nous savourons ce livre, nous n’en tirons pas un savoir, une sécurité, qui nous protégerait de tout. La Bible ne recèle pas un savoir. La Bible, dans notre bouche, a un goût de miel. Elle nous dit « n’ayez pas peur », comme elle l’a dit à tant d’autres êtres humains avant nous. Et comme à eux, elle nous donne la parole… Parle, et n’aie pas peur… N’aie pas peur, et parle…
A notre tour, nous pouvons parler, sans peur. Nous pouvons dire au monde l’espérance qui nous porte. Nous pouvons consoler les exilés. Nous pouvons risquer une parole difficile, exigeante. Qui tient en ces quelques mots : n’ayez pas peur ! ne cédez pas à la peur ! Dieu aime le monde, que vous le sachiez ou non, Dieu aime le monde, et il ne se résout pas à l’abandonner. Il est venu jusqu’au coeur du monde pour nous y rejoindre, jusque dans le pire de notre humanité. Et il n’est pas prêt de déserter…
N’ayez pas peur ! ayez confiance en vous, parce que c’est par vous que Dieu agit dans le monde. Faites ce que vous pouvez.
N’ayez pas peur ! ce n’est pas le malheur qui a le dernier mot sur nos vies.
N’ayez pas peur ! ne vous résignez pas à croire que Dieu est absent, ne vous résignez pas à croire que vous êtes seul et que tout est perdu.
N’ayez pas peur ! quand la foule se jette sur une idée, quand la foule s’émeut et en reste à l’émotion dans de beaux élans spontanés et bruyants, vous, vous êtes fondés sur autre chose.
N’ayez pas peur de montrer à tous les humains la même tendresse que Dieu vous porte.
N’ayez pas peur ! soyez certains que c’est Dieu qui agit pour le bien, en nous et par nous, et ne craignez pas de vous abandonner à cette grâce qui agit. Nous serons peut-être obscurs, discrets, humbles, mais nous aurons le courage inébranlable que nous donne la grâce. Courage de dire « non » à tout ce qui avilit l’humain. Courage de dire « oui » à ce qui le réconforte et le soutient, même minuscule, même temporaire, même si demain est incertain.
N’ayez pas peur… Amen
Pasteure Pascale Renaud-Grobras