Mon ami Élian vient d’écrire, dans les colonnes de Réforme un article sur le divertissement1. Industrie qui prospère en ces temps d’angoisse. Entre anxiolytiques chimiques, alcools et stupéfiants2, et offres « numériques », l’angoisse n’a qu’à bien se tenir ! Mise au placard. Refoulée. Niée ?
« Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. – Tu réclamais le soir; il descend, le voici : – Une atmosphère obscure enveloppe la ville, – Aux uns portant la paix, aux autres le souci »3, écrit le poète. De Baudelaire à Kierkegaard, quiconque envisage l’âme humaine avec quelque sincérité sait combien l’angoisse nous domine. Et combien on s’emploie à tenter de la dissoudre dans une culture de la distraction. Comme un déni de la précarité absurde de l’existence ; « vanité des vanités, tout n’est que vanité ». La religion (attention, je n’ai pas dit la foi !) y participe qui entend trouver un sens au non-sens. Elle relève du divertissement. Coupable ?
Mais, après tout, le plaisir de l’oubli ne ferait-il pas aussi partie de notre humaine condition ? Tout l’Évangile ne part-il pas de Cana ?4 Vous savez, ce passage5, où Jésus transforme l’eau des bénitiers en trois hectolitres de grand cru, alors que les convives étaient déjà gris. Examen de passage pour devenir disciples de Jésus : non à l’ascétisme bien-pensant, non à la mise sous tutelle religieuse du plaisir et non à sa sacralisation mystique. Accueillir le divertissement jusqu’à l’ivresse, sans excuse. Célébration du plaisir ad libitum.
J’ai trop vu les méfaits de l’alcool et des drogues pour en faire un modèle. J’ai trop vu les méfaits de la religion pour en faire une proposition. Mais je m’interroge tout autant sur une culture de la lucidité, devenue le but à atteindre. L’Évangile n’est jamais un mode de vie à adopter, pas même celui de la clairvoyance. Mais il est le rappel incessant d’un amour premier qui nous voit tels que nous sommes, pris dans l’absurde. Pris dans une folle gratuité6, à la fois déraisonnable (l’absurde) et prometteuse (la grâce). S’il n’y avait cet amour, premier et dernier, ce serait la plus angoissante des nouvelles. S’il n’y avait… Mais il y a !
Didier Fievet
1 https://www.reforme.net/reflexions-crise-du-coronavirus/2020/04/17/divertissement-par-le-theologien-protestant-elian-cuvillier/
2 Au Québec, la vente d’alcool est privilège d’État, avec ses magasins officiels (Société des Alcools du Québec) de même que la vente de cannabis (mon manque de pratique explique que je ne connaisse pas le sigle de la société distributrice)
3 Charles Beaudelaire, Les fleurs du mal
4 Louis Simon, Mon Jésus, Éditions Olivétan. Une de ses prédications porte sur les
5 Selon Jean, chapitre 2 : « Le troisième jour, il y a un mariage dans le village de Cana, en Galilée. La mère de Jésus est là. On a aussi invité Jésus et ses disciples au mariage. À un moment, il n’y a plus de vin. Alors la mère de Jésus lui dit : « Les gens n’ont plus de vin. » Jésus lui répond : « Mère, qu’est-ce que tu me veux ? Ce n’est pas encore le moment pour moi. » La mère de Jésus dit aux serviteurs : « Faites tout ce qu’il vous dira. » Il y a là six grands récipients de pierre. Les Juifs se servent de l’eau qu’ils contiennent pour se rendre purs selon leur coutume. Dans chaque récipient, on peut mettre une centaine de litres. Jésus dit aux serviteurs : « Remplissez ces récipients avec de l’eau. » Les serviteurs les remplissent jusqu’au bord. Jésus leur dit : « Maintenant, prenez de cette eau et apportez-la au responsable du repas. » Les serviteurs lui en portent. Le responsable du repas goûte l’eau, qui est devenue du vin. Il ne sait pas où on a pris ce vin. Mais les serviteurs qui ont pris de l’eau dans les récipients le savent. Alors le responsable du repas appelle le marié et il lui dit : « Tout le monde sert d’abord le bon vin. Et quand les invités ont beaucoup bu, on sert du vin moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à maintenant ! »
6 Au sens où l’on parle d’un acte gratuit.